C’est dans la salle d’entraînement que le boxeur pense, réfléchit, analyse, compare, trie, juge et délimite. C’est là qu’il se transforme en ordinateur, capable d’analyser en une microseconde tout ce qui se passe dans sa tête, dans son corps, et dans la tête et le corps de l’autre. C’est là qu’il doit parvenir à cet état où le corps et la pensée ne font plus qu’un. Car, sur le ring, au moment du combat, toute seconde de pensée peut être fatale !
Boxer, c’est comme effectuer une partition de batterie dans un duo. Le batteur joue avec l’autre et ne réfléchit plus. Comme on dit : « Il fallait réfléchir avant ! ». Tout, dans le boxeur, doit devenir réflexe, y compris la pensée.
En fait, les boxeurs pensent beaucoup plus vite que les autres. Si vite que certains n’ont pas le temps de s’en apercevoir. Et quand vous vous étonnez que le boxeur ne vous suive pas dans vos réflexions, ce n’est pas qu’il est à la traîne, c’est qu’il a déjà trois ou quatre tours d’avance sur vous. Aller à l’essentiel prend toujours moins de temps. On peut, bien sûr, se laisser séduire par les méandres de la pensée, savourer les délices d’un chemin lent et tortueux autour d’une idée. Si l’on est à la recherche de ce plaisir, le boxeur n’est sans doute pas le partenaire idéal. Mais si la vérité des choses vous importe plus que les multiples masques qu’elle peut porter, alors le boxeur vous apportera de puissantes lumières. C’est un habitué du direct.
Mais comme il a l’habitude d’« incorporer sa pensée », de la faire passer du mental au physique, on n’obtient pas toujours de lui qu’il vous la livre, car elle est très vite digérée, transformée en énergie, répartie dans toutes les cellules de son corps, stockée pour l’avenir. Aller à la recherche de cette pensée lui est difficile, mais si vous regardez attentivement ses gestes dans la minute qui suit, alors vous la découvrirez peut-être.
Le boxeur s’inscrit dans la logique du guerrier, de qui on attend qu’il aille à la bataille sans penser. Sans penser à quoi ? La réflexion bloque ou ralentit l’action. D’ailleurs, on oppose souvent « les hommes d’action » et les « hommes de réflexion ». L’un bouge et l’autre fait du sur place. Nous sommes à ce point traversés de courants contraires (Voir Opposés) que, si l’on réfléchit trop, on trouve autant de bonnes raisons de faire une chose que de faire son contraire. On demande donc au boxeur d’adhérer à une pulsion (celle de monter sur le ring et de combattre) et d’ignorer le reste.
La boxe, comme toute activité humaine, connaît l’affrontement entre ceux qui la pratiquent et qui lui donnent quotidiennement son visage et ceux qui ne la pratiquent pas (entraîneurs, dirigeants, public, arbitres, juges, etc.) et qui voudraient que ce soit la boxe qui façonne les boxeurs, qui fasse d’eux ce qu’ils sont. La définition d’un règlement marque cette tension. Les boxeurs, par leur pratique, font évoluer ce sport, mais si on laissait aux boxeurs le pouvoir sur leur sport, la boxe en tant que telle finirait par disparaître, éclatée qu’elle serait en une multitude de pratiques individuelles. Aucune compétition ne serait plus possible. Le règlement permet aux autorités de reprendre le contrôle de la situation. Ainsi, c’est la boxe qui change et non les boxeurs qui ont changé.
Ne pas penser consiste, pour un boxeur, à s’oublier personnellement pour « servir » le sport qu’il pratique, pour l’incarner totalement, pour s’effacer devant lui. De même qu’on demande au guerrier, au moment de la bataille, non pas de faire le guerrier mais de faire la guerre.
Que ceux qui ironisent sur les boxeurs parce qu’ils se soumettent à l’injonction de leur entourage (« Frappe et ne réfléchit pas ») analysent bien leur propre attitude dans leur propre activité. On peut en effet remplacer l’impératif « Frappe » par une multitude d’autres : « Consomme », « Travaille », « Regarde la télévision », « Applaudit », « Vote », etc...