Le combat de boxe est souvent présenté comme la transposition de la lutte du Bien contre le Mal. C’est sans doute vrai mais ce combat du Bien contre le Mal se situe à un niveau plus profond et ce sont en fait les deux adversaires qui se rangent du côté du Bien pour montrer leur combativité et défier ainsi le Mal, qui voudrait que l’homme soit couché, sans dignité, proie facile pour toutes les tentations auxquelles il n’aurait pas la force de résister (Voir Motivation).
Sur le ring, en fait, nous assistons à la mise en scène de ce qu’on appelle « l’affrontement des opposés ». En regardant le monde qui nous entoure, on s’aperçoit vite que tout fonctionne par paires. Chaque élément possède son contraire. Et c’est d’ailleurs de la tension entre ces éléments opposés que naîtrait la vie. Les Orientaux parlent du Yin et du Yang (Voir Énergie).
Dans de nombreuses cultures, la création du monde est racontée comme la séparation en deux paires opposées des éléments qui étaient unis à l’origine : le chaos et l’ordre, le ciel et la terre, la lumière et les ténèbres, l’homme et la femme, le froid et le chaud, le grand et le petit, le mou et le dur, le nord et le sud, le jeune et le vieux, l’amour et la haine, le matériel et le spirituel, le conscient et l’inconscient, le vainqueur et le perdant, le coin rouge et le coin bleu... la liste est longue !
Mais les éléments opposés ne sont pas tout à fait de force égale ; ils ne sont pas tout à fait l’inverse ou le contraire l’un de l’autre. L’homme et la femme sont de sexe opposé, mais peut-on dire pour autant qu’ils soient l’inverse l’un de l’autre ? Le froid est-il l’inverse du chaud ? La lumière est-elle l’inverse des ténèbres ? Le corps est-il l’inverse de l’esprit ? On sent bien que non, et pourtant, ces éléments nous paraissent opposés, et ils s’opposent dans la réalité.
L’opposé est contenu dans l’élément initial et en découle : la victoire de l’un des adversaires rend automatiquement l’autre perdant. Cela paraît une évidence, mais à y regarder de près, la chose est lourde de signification pour comprendre comment fonctionne le monde et ses couples d’opposés. Les opposés n’ont pas d’autonomie : l’un est ce que l’autre n’est pas. Le perdant est celui qui n’a pas gagné. De même, les ténèbres n’ont pas d’existence en eux-mêmes, ils sont seulement le lieu où il n’y a pas de lumière. De même, le chaos est le lieu où ne règne pas l’ordre. Autrement dit, un élément qui, a priori, contient les deux opposés en lui-même (le pratiquant, avant la décision finale, est à la fois un vainqueur possible et un perdant possible) donne naissance à son opposé (le vainqueur crée le perdant en remportant le combat).
Si les éléments opposés du monde étaient en tous points le contraire l’un de l’autre, en tous points égaux, il ne se passerait rien en ce bas monde. Ce serait en permanence le match nul. Si l’homme était réellement l’opposé de la femme, l’homme et la femme ne pourraient s’unir. Si l’on observe de près un combat de boxe, on s’aperçoit que le vainqueur a mené en fait le combat contre lui-même. Il a mis en jeu toute son adresse, toute sa puissance, et c’est en étant le « meilleur possible » qu’il a gagné.
La condition de l’homme sur terre est douloureuse du fait même, comme on l’a vu, qu’il est enserré dans un réseau de forces opposées, de pulsions contraires qui luttent en permanence les unes contre les autres, rendant tout équilibre instable, fragile. Nous aimerions tous, certainement, être un grand sportif et un grand savant, connaître la chaleur d’un foyer et une vie aventureuse, être fort comme l’homme et sensible comme la femme, passer des journées à bronzer sur une plage et accomplir une œuvre considérable, vivre pleinement nos émotions et avoir la sagesse d’un moine tibétain, être aimé et nous donner totalement aux autres, avoir la folie de la jeunesse et l’expérience des ans, etc.
Au fond de nous-mêmes, pour échapper à cette tension de pulsions contradictoires, nous aimerions qu’un élément triomphe définitivement de l’autre. C’est ce rêve que le public vient voir se réaliser dans le combat de boxe. Ce qui l’intéresse n’est pas de voir le plus fort triompher du plus faible (le combat entre un super lourd et un « mouche » n’a aucun intérêt) mais d’assister au triomphe d’une pulsion sur la pulsion contraire. Et c’est pourquoi, l’annonce du vainqueur déclenche une explosion de joie alors que, malgré toute la sympathie que l’on peut avoir pour ledit vainqueur, son destin personnel nous est profondément indifférent. D’ailleurs, demain, nous en acclamerons un autre avec la même ferveur. L’attente du public n’est pas qu’Untel triomphe d’Untel, que telle force l’emporte sur telle autre, car s’il y a tension en nous, c’est justement parce que nous sommes incapables de trancher entre nos aspirations contradictoires. L’attente est qu’il y ait un vainqueur, et peu importe lequel.