La boxe a toujours été associée à l’espoir de promotion sociale pour certains jeunes qui, sans elle, auraient sans doute été condamnés à l’ombre. Mais, ces dernières années, c’est l’ensemble des activités sportives qui est apparu comme un facteur important d’insertion sociale.
Longtemps, la république a misé sur son système d’instruction laïque et obligatoire pour intégrer tous les individus qui vivaient sur son sol, quelle que soit leur origine. Ce système visait en priorité les jeunes des campagnes qu’un certain mode de vie éloignait de l’instruction. Son efficacité a été telle que l’on a pu assister au moment de la révolution industrielle à un fort exode rural. Les villes se sont développées, et des cités ont poussé à leur périphérie pour accueillir ces « migrants de l’intérieur ». Puis, dans les années 60 et 70, ces cités se sont peuplées d’autres migrants, venus cette fois en masse de l’étranger pour répondre aux demandes de main-d’oeuvre des industriels.
C’est l’époque où l’on découvre les grandes surfaces de consommation à l’américaine. L’urbanisme d’alors repose sur une conception « éclatée » des activités humaines. C’est l’apparition des « centres » : centre commercial, centre administratif, centre culturel, et les cités... où l’on ne fait que dormir. L’automobile, moteur de l’expansion économique, relie toutes ces activités.
Ceux qui occupent ces zones nouvelles ont connu d’autres modes d’habitation avant de s’y installer. Leur personnalité s’est structurée dès l’enfance dans un environnement plus humain, basé principalement sur une conception de la ville s’appuyant sur un centre - pôle de ralliement historique et économique - et sur des quartiers disposés en cercles autour de ce centre. Cette structure est délaissée au profit d’une conception « rationnelle » des cités. Des bâtiments gigantesques et identiques sont alignés pour permettre un déplacement rapide des grues des chantiers. Il n’y a pas de centre, pas de repères, pas de progression. Quand on marche dans la cité, on ne se rapproche pas de quelque chose, d’un pôle commun ; on passe devant des entrées d’immeubles identiques puis, soudain, à la sortie de la cité, on bascule dans un autre univers, celui de la vieille ville.
Ce sont les enfants nés dans ces cités qui vont pâtir sans doute le plus cruellement de cette conception monstrueuse de l’habitat. Ils n’auront rien connu d’autre. Les repères extérieurs vont leur manquer : tout est toujours loin. Le lieu d’habitation est loin du commerce, le commerce est loin du cinéma, le cinéma est loin de la poste. L’enfant est cloué sur place. Autour de lui tout se ressemble toujours. L’environnement pourtant très proche est vécu comme une terre inconnue, hostile, inaccessible le plus souvent. Les jeunes des cités sont perdus dès qu’ils quittent leur cage d’escalier.
Dès lors, l’insertion sociale ne se pose plus en terme d’instruction. La conception de l’insertion par l’instruction supposait des personnalités structurées, aptes à apprendre, à se concentrer sur un sujet, à manifester une curiosité pour ce qui était inconnu. Tout apprentissage est basé sur la progressivité. Or, la progressivité, ces jeunes ne la connaissent pas. Ils ne connaissent que les passages brutaux d’un univers à l’autre. De ce fait, ils sont mal préparés à aller vers l’inconnu. Les étapes intermédiaires manquent et la curiosité, par conséquent, fait défaut.
Leur esprit s’est forgé au contact de zones opposées, incompatibles : là où on dort, on ne se distrait pas ; là où l’on se distrait, on ne consomme pas ; là où l’on consomme, on ne vit pas. Le jeune ne se vit jamais comme une totalité harmonieuse mais comme une juxtaposition de zones conflictuelles. Cette séparation intérieure rejaillit sur l’extérieur. D’autant que des différences culturelles profondes isolent parfois les enfants de leurs parents, lesquels parents sont eux-mêmes souvent en conflit entre eux. A l’éclatement des fonctions sociales correspond souvent l’éclatement du couple parental.
Ce contexte crée des tensions. Beaucoup de ces jeunes se révèlent mal adaptés au système scolaire (et inversement), et le quittent souvent très tôt, avec la tentation de trouver dans la drogue un apaisement aux déchirements intérieurs.
C’est là que le sport peut jouer un rôle capital. Certains disent que le sport n’est pas tout et que la culture, la connaissance sont plus essentiels à l’homme moderne pour s’insérer dans une société de plus en plus sophistiquée. Sans doute. Mais l’accès à la connaissance et, au-delà, à la formation professionnelle, à la vie sociale dans l’entreprise, supposent une structure d’esprit que le jeune n’a pas.
Cette structure, le sport peut la lui donner, et singulièrement la boxe pieds-poings. Pourquoi elle plutôt qu’un autre sport ? Parce qu’elle réussit ce miracle d’associer toutes les parties de l’être humain (pieds, poings, coudes, genoux, tête), dans une situation d’opposition qui correspond à la séparation que connaît le jeune dans son environnement urbain ou familial. Le jeune n’est plus tiraillé entre des fonctions ou des sollicitations opposées. Tout son corps, du haut en bas, et tout son esprit, s’associent pleinement à un acte. La boxe pieds-poings fonctionne donc comme un mode de réconciliation de l’individu avec sa totalité. Si ce sport de combat calme, il serait un peu rapide de penser que c’est uniquement parce qu’il permet d’évacuer la rage intérieure. Il calme parce qu’il réalise une coopération harmonieuse de chaque aspect du jeune, dans un contexte parfaitement défini (règles claires, espace du ring délimité, central). A l’écartèlement vécu dans le quotidien succède la coordination de toutes les fonctions de l’être, ce qui permet au pratiquant à la fois de se vivre autrement (la réunion).
Ainsi, aujourd’hui, lorsque l’on parle du rôle de la boxe pieds-poings dans l’insertion sociale, on ne laisse pas entendre qu’elle pourrait offrir au pratiquant un espoir de réussite sociale. Elle lui apporte des éléments qui structurent sa personnalité et donc le préparent à accomplir dans de meilleures conditions d’autres tâches sociales. Le danger est que le bien-être intérieur que crée la pratique de la boxe pieds-poings ne provoque une telle « dépendance » que le jeune finisse par considérer son sport comme une fin en soi, excluant toutes choses. D’outil de développement personnel destiné à ouvrir d’autres portes de la personnalité, la boxe peut devenir un objectif de réalisation avec souvent une visée purement financière. Les milliardaires du football constituent une sorte de fantasme que le pratiquant de la boxe peut chercher à réaliser dans son sport, encouragé par les sommes astronomiques versées aux boxeurs des grands circuits comme le Glory.
La boxe permet-elle de « s’en sortir » ?
Quand on observe les boxeurs de près, quand on mesure les sacrifices qu’ils consentent pour pratiquer leur discipline à un haut niveau et les risques qu’ils prennent, on a du mal à croire qu’ils se sont tournés vers ce sport uniquement pour s’insérer socialement ou réussir financièrement. Il y a en fait bien d’autres moyens pour « s’en sortir », surtout dans un pays comme la France. D’ailleurs, Mike Tyson - pour ne citer que lui -, bien que mondialement connu et multimillionnaire, continue de boxer. La boxe est plutôt une destinée qui s’empare de l’individu. Son origine sociale ne doit pas nous tromper sur la profondeur de sa motivation (Voir cet article). Personne ne songerait à dire qu’Alain Prost, par exemple, s’est orienté vers la Formule 1 « pour s’en sortir ». Pourtant, lui aussi, cherchait certainement à devenir riche et célèbre en allant au bout de lui-même dans une pratique à haut risque. Pourquoi son origine sociale rendrait-elle plus « noble » sa démarche que celle d’un boxeur ?