La très grande importance que revêt la vitesse (Voir cet article) dans la confrontation sur un ring montre que le combattant dominant est avant tout celui qui, entre les cordes du ring, se rend maître du temps de l’autre. Mais le temps du boxeur est-il celui des autres hommes ? Sommes-nous contemporains des deux combattants qui s’affrontent sur le ring ?
Le temps du combat
Autrefois, les deux combattants fixaient eux-mêmes la durée du combat. Celui-ci se jouait au finish soit par l’abandon soit par la mise hors combat d’un des deux adversaires. Le temps du combat d’alors coïncidait totalement avec le temps naturel, le temps des deux individus face à face. La durée du combat était liée au rapport des deux forces en présence. Si les combattants étaient de force équivalente, le combat pouvait durer plusieurs heures. Si l’un était manifestement supérieur à l’autre, l’affaire était vite réglée. Les combattants étaient les maîtres du temps, et la désignation du vainqueur n’appartenait qu’à eux.
Aujourd’hui, le temps du combat a été volé aux adversaires par l’arbitre et les juges. Les ordres « Box ! », « Break ! » et « Time ! », ainsi que le gong utilisé par les juges pour fixer le début et la fin des reprises marquent clairement que les boxeurs ne sont plus les maîtres du temps du combat. L’homme du coin lui-même, en jetant l’éponge, vole au combattant son temps. On observe d’ailleurs que, très souvent, le jet de l’éponge contrarie le combattant. Pas seulement parce que l’abandon n’est pas la plus honorable des issues, mais aussi parce quelqu’un, quelqu’un d’extérieur (fût-il de son camp), lui retire la maîtrise du temps du combat. Double humiliation.
Le K.-O.
C’est une manière d’exclure l’adversaire du temps. La conscience est très liée au temps, alors que l’inconscient, lui, se croit immortel. Le développement de la conscience individuelle, de la « conscience de Soi », s’accompagne d’une perception de plus en plus fine du temps. On l’observe aussi bien dans l’histoire de l’humanité que dans l’évolution de l’enfant. Celui-ci a du mal à gérer les notions d’hier, de demain, de l’année prochaine, etc. Il vit dans l’éternité de l’instant, comme du reste les animaux. L’homme moderne, plus conscient de son individualité que l’homme d’autrefois, est environné de montres, d’horloges, d’horodateurs, de rythmes horaires (travail, programmes de télévision, etc.). Le temps est devenu à ce point le maître que certains sportifs ne connaissent que lui comme adversaire ("Contre la montre"). La victoire aux points, invention moderne, marque cette évolution. Le temps social remplace le temps naturel, et ce temps social échappe au boxeur.
Plaçant l’adversaire momentanément dans un état d’inconscience, le K.-O. suspend le temps. Le temps que compte l’arbitre n’appartient plus aux combattants (l’auteur du K.-O. est d’ailleurs envoyé dans le coin neutre). Et il n’appartient pas encore au public (l’issue demeure incertaine). En comptant l’homme K.-O., verbalement et par des gestes visibles de tous, l’arbitre met fin très vite à cette situation paradoxale où le temps n’appartient plus à personne au moment du choc. Il rappelle ainsi que, pendant le K.-O., le temps ne s’est pas envolé, il appartient bel et bien à l’arbitre et aux juges, même si, par le K.-O., le combattant a pu laisser croire qu’il en était redevenu le maître. On observe d’ailleurs que la fin par K.-O. a toujours quelque chose de frustrant. L’auteur du K.-O., lui, n’est pas du tout frustré, au contraire ! Il a montré que le temps du combat lui appartenait à lui, et à lui seul. Le K.-O. suscite toujours admiration et déception. Le combattant a repris le temps que les juges et le public lui avaient volé.
Le temps historique
La boxe est une très ancienne forme de combat (Voir Pugilat). Ce sport est une des rares activités qui ait traversé le temps presque intacte, et il est très probable qu’elle durera tant qu’il y aura des hommes, sous une forme reconnue ou clandestine selon les mœurs des époques à venir.
La boxe est immortelle car elle appartient à un autre temps. Elle touche au mystère de l’être humain (Voir Instincts) et, de ce fait, ne connaît pas d’âge. Elle peut apparaître comme une pratique archaïque ; elle sera au contraire toujours « moderne ». Sans doute ses règles ont-elles suivi le développement de la conscience individuelle, comme on vient de le voir dans le « vol » du temps du combat, mais alors que l’homme moderne vit certaines composantes de sa nature profonde (comme l’amour ou la sexualité) selon des modes qui ne ressemblent guère à ce que nos ancêtres ont connu (il a ainsi fallu un très long temps avant que l’homme préhistorique fasse le rapprochement entre l’acte sexuel et la grossesse des femmes !), le pugilat du 3ème Millénaire risque de ressembler beaucoup à celui d’aujourd’hui et on peut même parier qu’il sera sans doute la seule activité à échapper au monde virtuel qu’on nous annonce. Le temps particulier associé à la boxe fait du boxeur un individu à part. Il vit dans une autre dimension. Et parfois il ressent douloureusement son exclusion du temps des autres. Pour des raisons stratégiques (Voir Parler et Ouverture d’esprit), il côtoie peu ses frères hors de la salle. Et ses contacts avec les autres hommes sont difficiles. Du coup, il semble marcher sur un chemin parallèle, et n’être de son temps que dans la salle d’entraînement ou sur le ring. Le désir d’être reconnu n’est pas seulement une satisfaction de l’ego, c’est une manière de vivre son temps et de le faire admettre par le public.
Le guerrier triomphant rappelle aux autres hommes qui l’acclament que le temps dans lequel il vit appartient à la part éternelle de tous les hommes.