Soudain, dans une formidable détente, un homme aux yeux bridés s’élance dans les airs, tous muscles dehors, le torse griffé de sang, et frappe son ennemi à la tête, avec pour seule arme la plante de ses pieds nus ! Cet homme s’appelle Bruce Lee, il est Chinois et nous sommes dans les années 70. L’Asie se réveille et l’Amérique s’enlise au Vietnam. Les déçus de la Révolution de Mai 68 ont pris le chemin de Katmandu. Ils découvrent l’Hindouisme, le Bouddhisme, le Tantrisme, le Yi-King, le Tao, le Yin et le Yang, le Yoga, le Zen, Confucius et Bouddha, les lamas Tibétains, la méditation transcendantale et les champignons hallucinogènes...!
Dans ces années 70, le monde se recompose. Une partie de l’Occident, consciente des limites du matérialisme scientifique et de la société de consommation, cherche dans la philosophie orientale une nouvelle approche de la dimension spirituelle de l’homme, plus individuelle, plus intérieure, à l’opposé des dogmes des religions traditionnelles. Cette recherche va constituer aux Etats-Unis ce qu’on appelle le New-Age ou Nouvel Age. L’approche de l’an 2000 doit marquer la transition entre deux ères de l’évolution spirituelle de l’humanité. À l’Ère des Poissons va succéder l’Ère du Verseau, marquée par l’accès à des connaissances jusque là cachées et par une spiritualité mise au service de la justice sociale, au besoin par la force... On annonce l’apparition d’une nouvelle chevalerie censée mener la guerre pour la justice sociale.
Parallèlement, le sud-est asiatique sent ses traditions menacées. Le communisme s’est installé en Chine, le Tibet est asservi, le Dalaï-lama en fuite. Le Japon s’industrialise et s’occidentalise jusqu’à l’infarctus. La Thaïlande se lance dans une chasse effrénée au touriste. Les grands maîtres spirituels craignent la disparition de leur Connaissance, de leur Sagesse. Ils décident de transmettre leurs secrets à quelques Occidentaux choisis. Les monastères s’ouvrent, les Dôjô aussi... Et Bruce Lee va s’installer à Hollywood.
À lui seul, ce guerrier doué et imaginatif pourrait incarner l’irruption de la philosophie asiatique en Occident. Cette philosophie présente la caractéristique d’associer étroitement le corps et l’esprit, l’exercice physique et le développement spirituel. L’un ne peut pas aller sans l’autre, et inversement. Ils sont comme les deux profils d’un même visage. L’Occident, lui, a toujours séparé les deux. Héritage judéo-chrétien. L’esprit est en haut, le corps en bas. L’un est noble, l’autre vile. Quand ils arrivent en Occident, les arts martiaux sont dépouillés de leurs aspects spirituels. Plus ils se répandent, plus ils deviennent une pure pratique sportive, et l’Asie s’y met aussi, pour damer le pions aux Occidentaux dans les compétitions. Ainsi deux catégories d’individus s’emparent de la philosophie orientale : tandis que les sportifs s’affrontent sur les tapis, d’autres méditent en position de yoga.
Les arts martiaux considèrent que le combat à livrer est avant tout sur soi-même, et que le corps n’est pas une fin en soi mais une Voie qui conduit à la prise de conscience des énergies qui animent l’homme et l’univers tout entier. Ils interdisent donc qu’on porte réellement les coups. S’ouvre ainsi la voie spirituelle : il est possible de les pratiquer seul, chez soi, en livrant des combats imaginaires (Katas) contre un adversaire invisible - son ombre, ou son reflet dans la glace - et dans ce face à face solitaire avec soi-même, découvrir sans doute quelques vérités essentielles sur la nature humaine et sur l’univers...
Peu sensibles aux aspects spirituels de ces sports, certains karatékas se demandent dans ces années 70 pourquoi ils ne pourraient pas vérifier concrètement leurs capacités physiques et l’efficacité des techniques apprises et porter réellement leurs coups. Est-ce que Bruce Lee lui-même se gêne pour trucider ses ennemis d’un bon coup de pied retourné sauté ?
Les Américains, en 1974, inventent donc le Karaté-Full-Contact, qui deviendra Full-Contact tout court. On reprend les techniques de coups de pied qui font le succès des films dits "de karaté" venus de Hong-Kong dans le sillage de ceux de Bruce Lee, et on leur associe les techniques éprouvées et très populaires de la boxe dite "anglaise". Les poings sont protégés par des gants et les compétitions ont lieu sur un ring en reprenant les règles essentielles du sport de Rocky. Mais comme le contact risque d’être rude, on protège aussi les pieds avec une chaussure en mousse, sans semelle.
Ce n’est qu’au tournant des années 80-90 que le cinéma trouve l’acteur qui va incarner ce sport nouveau censé concurrencer les films de Hong-Kong. C’est le Belge Jean-Claude Van Damme qui va devenir l’ambassadeur du Full-Contact, comme Bruce Lee était devenu l’ambassadeur des arts martiaux.
Le méchant change de camp
Dans son tout premier film, en 1988, Jean-Claude Van Damme, encore peu connu, incarne un méchant karatéka soviétique face à un jeune Américain initié aux arts martiaux par le fantôme de Bruce Lee lui-même (Karaté Tiger). C’est encore l’époque où l’Amérique est censée incarner les valeurs positives du capitalisme occidental face au puissant ennemi communiste. Puis le mur de Berlin s’écroule en 1989. La guerre froide prend fin, l’URSS n’est plus l’ennemi, le communisme n’est plus une menace. Du moins du côté de Moscou. Reste l’immense Asie. Dans un film suivant, Kick-Boxer, Jean-Claude Van Damme, qui a commencé à faire son trou à Hollywood, devient un digne représentant de l’Amérique et va défier en Thaïlande un méchant combattant qui a paralysé son frère à vie.
La "guerre des boxes" commence : d’un côté le Full-Contact américain qui n’autorise que les coups de poings et les coups de pieds, et seulement au-dessus de la ceinture (tout un symbole...), de l’autre, la boxe asiatique, connue sous le nom de Kick-Boxing, où tous les coups sont permis : coups de poing, coups de coude, coups de genou, coups de pied, saisies, projections au sol... On peut même plonger ses poings dans de la glu et du verre pilé...! Le vice contre la vertu. La civilisation contre la barbarie...
Ces sports venus d’Asie ou d’Amérique s’implantent rapidement en France. Dès 1979, le karatéka Dominique Valéra introduit le Full-Contact. Il le nomme « Boxe américaine ». Le Kick-Boxing, connaît d’abord un très vif succès en Hollande avant d’envahir la France grâce à un autre champion de karaté, Roger Paschy.
C’est là que les choses se compliquent un peu. En effet, après les Jeux Olympiques de 1964, les Japonais ont mis au point une boxe pieds-poings, appelé Kick-Boxing, en s’inspirant du Karaté bien sûr, mais aussi de la boxe française et du « Muay thaï », une boxe thaïlandaise qui, depuis 1930 associe des coups de poing de la boxe anglaise à des techniques locales de coups de pied, de coude et de genou. Longtemps, le Kick-Boxing et le Muay Thaï vont se confondre.
Puis, petit à petit, le Kick-Boxing japonais évolue vers le Full-Contact. Les coups de coude et de genou et les projections, sont progressivement interdits. Le Kick-Boxing devient un sport intermédiaire entre la boxe thaïlandaise et la boxe américaine. Le combattant peut porter le short de la première ou le pantalon de la seconde. Il peut être pieds nus comme en « Thaï » ou mettre des protections aux pieds comme en « Full ». Différence essentielle avec la boxe américaine, les coups de pied aux jambes sont autorisés... Et plus le Kick-Boxing se rapproche du Full-Contact, plus certains adeptes (et en premier lieu les asiatiques présents à l’étranger) remettent à l’honneur le Muay Thaï. D’autant que, dans ces années-là, la Thaïlande s’ouvre au tourisme et cherche donc à "vendre" aux Occidentaux ses coutumes locales : ses masseuses... et ses boxeurs !...
Pour compliquer encore les choses, on se met à utiliser le terme de Kick-Boxing pour désigner l’ensemble des boxes pieds-poings ! Il y a donc :
le Kick-Boxing (sous-entendu japonais, censé être la somme de toutes les boxes),
le Kick-Boxing « Muay Thaï » (la boxe pieds-poings telle qu’on la pratique en Thaïlande)
le Kick-Boxing sans low-kick (c’est-à-dire sans coup en dessous de la ceinture, à savoir le Full-Contact).
Cette irruption des boxes pieds-poings réveille naturellement notre sport national, la Boxe française-Savate. Très en vogue au XIXè siècle, elle s’était effacée devant la boxe anglaise dans les années 40. Elle avait fait une timide apparition en 1965, mais c’est la vague déferlante des boxes venues de l’étranger qui va littéralement la soulever, au point qu’en 1991 peut être organisé à Paris le premier Championnat du Monde.
Et voilà que commence une nouvelle "guerre des boxes". La Boxe française-Savate se veut un sport uniquement amateur, fondé avant tout sur la maîtrise des techniques et sur un strict respect des règles. Très attachée à l’esprit d’assaut, comme en escrime, elle s’effraie du succès des autres boxes. La « BF », comme on dit, se veut une école, un système d’éducation, pas un sport violent consistant à détruire l’adversaire.
Conséquence, elle interdit à ses tireurs de concourir dans les autres disciplines pieds-poings. Résultat, l’esprit de liberté, de tolérance qui souffle sur les autres boxes attire une partie de la jeunesse, celle des cités. Souvent issue de l’immigration, elle retrouve dans ces boxes venues d’ailleurs un mélange culturel qui correspond bien à son vécu...
Reflet des tensions du monde moderne, de la revanche économique du Japon après la défaite militaire de la Seconde Guerre mondiale, des tentatives de l’Amérique de produire des héros cinématographiques soutenant sa vocation de gendarme du monde, reflet aussi des tensions internes de la France d’aujourd’hui, la boxe pieds-poings mérite qu’on l’examine d’un peu plus près.
N’est-ce qu’une coïncidence si, au moment où l’Occident perd ses valeurs, s’enfonce dans la crise économique, dans la crise de société, où la justice sociale est menacée, où le droit du plus fort risque de faire ressembler notre avenir aux pires romans d’anticipation, où les tensions entre pays riches et pays pauvres nous placent dans une paix précaire - chaque jour s’amplifiant la menace d’un passage brutal de la civilisation à la barbarie - naît justement un sport nouveau, un sport de combat, fortement ancré dans la réalité sociale d’aujourd’hui ? Observons...
Fin
Etude de Christian Julia.
Illustration : Bruce Lee
(c) Christian Julia, 1997. Reproduction interdite.